Les péripéties universelles ont des conséquences inattendues sur la vie des humbles.
Songez à cette brave dame qui, montée l'autre jour dans l'autobus à Anvers, voulait aller rue de Leningrad.
- Oh ! c'est fini, cette rue ! s'écrie le conducteur de l'autobus.
- Mais... fait la brave dame qui en reste bouche bée.
Elle passe son ticket dans la machine qui fait clac, puis se ressaisit.
- Cette rue doit bien exister, affirme-t-elle alors en regardant le chauffeur droit dans les yeux, car j'y ai rendez-vous avec mon médecin.
Et l'autre, en souriant, penchant un peu la tête comme un chat câlin, de répondre :
- Non, ce n'est plus la même, Madame.
La dame, gonflant la poitrine et rougissant, jure ses grands dieux qu'elle consulte ce médecin-là tous les ans depuis que le monde est monde.
- Et je vous assure que c'est bien là, déclare-t-elle sans ambages. Il n'a pas changé d'adresse !
- Mais les temps ont changé... insinue le conducteur.
-Il m'en aurait avisé ! s'écrie la brave dame.
- Le monde n'est plus ce qu'il était... poursuit l'agent de la R.A.T.P.
- Oh ! ce n'est pas un charlatan, maugrée la pauvre femme en dodelinant de la tête.
- De grands bouleversements se sont produits récemment, ajoute l'employé.
- Mais Monsieur, il me soigne depuis vingt ans !
proteste la petite dame, toute désemparée.
- En tout cas, la rue de Leningrad n'existe plus Madame, déclare le machiniste.
- C'était un bon médecin, vous savez, dit la passagère d'une toute petite voix.
- C'est rue de Saint-Pétersbourg que vous voulez aller, lui enseigne le conducteur.
Elle fronce les sourcils.
- C'est donc la rue de Leningrad, alors ?
- Je vous dis que les temps ont changé.
- Mais c'est la même chose, tout de même ?
demande-t-elle, inquiète.
- Si vous voulez, admet le chauffeur un peu las.
- Ah, dans ce cas, c'est parfait ! s'exclame la petite dame avant d'aller s'asseoir.