Texte du poète Rainer-Marie Rilke
secrétaire de Rodin 1905-06,
oeuvre en prose, la Pléiade

Ce travailleur grave et recueilli, qui jamais n'avait cherché ses sujets et qui ne voulait en fait d'accomplissement que celui que pouvait atteindre son instrument toujours plus mûr, traversa sur cette voie tous les drames de la vie : voici que s'ouvrit devant lui la profondeur des nuits d'amour, ce grand espace obscur empli de volupté et de chagrin où, comme dans un monde encore héroïque, il n'y avait point de vêtements pour éteindre les visages et où les corps étaient en valeur. Les sens chauffés à blanc, il arriva en quête de vie dans la grande confusion de ce corps-à-corps, et ce qu'il vit, ce fut la vie.
Il ne se retrouva pas enserré, amoindri et étouffé. Il se retrouva dans un espace immense. L'atmosphère des alcôves était loin. Là, c'était la vie, elle était là mille fois par minute, elle était dans le désir et dans la peine, dans la folie et dans l'angoisse, la perte et la conquête. Il y avait là une attente qui était infinie, une soif si grande que toutes les eaux du monde se desséchaient comme une goutte, il n'y avait là nul mensonge ni refus, et les gestes de prendre et de donner étaient là, authentiques et grands. Là étaient les vices et les vicissitudes, les damnations et les béatitudes, et l'on concevait d'un coup qu'un monde ne pouvait qu'être pauvre dès lors qu'il cachait tout cela, qu'il l'enterrait et faisait comme si cela n'était pas.
Cela était,
Parallèlement
à toute l'histoire
de l'humanité
se déroulait cette
autre histoire,
qui ne connaissait
pas de déguisements,
pas de conventions,
pas de diférénces
ni de classes : seulement
la lutte. Elle aussi avait
eu son évolution
.
D'un instinct qu'elle était, elle était devenue une aspiration, d'une convoitise entre homme et femme, une attirance entre êtres humains. Et c'est ainsi qu'elle apparaît dans l'oeuvre de Rodin. C'est encore l'éternelle bataille des sexes, mais la femme n'est plus l'animal vaincu ou consentant. Elle a le même désir et la même lucidité que l'homme, et c'est comme s'ils s'étaient réunis afin de chercher tous deux leur âme. L'être qui, dans la nuit, se lève et va sans bruit vers un autre est comme un chercheur de trésor, qui veut déterrer, à la croisée des chemins du sexe, le grand bonheur qui est si nécessaire.
Et dans tous les vices, dans toutes les voluptés contre nature, dans toutes ces tentatives désespérées et perdues, il y a quelque chose de ce désir qui fait les grands poètes. L'humanité souffre là d'une faim qui la dépasse et la transporte au-delà d'elle-même. Des mains se tendent là vers l'éternité. Des yeux s'ouvrent là qui regardent la mort et ne la craignent pas ; il s'épanouit là un héroïsme sans espoir dont la gloire vient et passe comme un sourire, et comme une rose fleurit et se fane. Il y a là les tempêtes du désir et les grands calmes de l'attente ; là aussi les rêves qui deviennent actes, et les actes qui se perdent en rêves. Là, comme dans une gigantesque salle de jeu, on perd ou l'on gagne une fortune d'énergie.
Tout cela se trouve dans l'oeuvre de Rodin.