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ÉLÉGIE
À MARINA TSVÉTAÏEVA
de Rainer Maria Rilke
Ces pertes dans le Tout, Marina, ces étoiles
qui croulent !
Où que nous nous jetions, vers quelle étoile, nous
ne l'accroissons pas : le compte est toujours déjà clos.
Ainsi, qui tombe ne diminue pas le chiffre saint.
La chute renonçante choit dans l'origine et, là, guérit.
Tout ne serait-il donc que jeu, change du Même ou transfert,
et nulle part un nom, la place à peine d'un intime gain ?
Nous vagues, Marina, et mer ! Nous profondeurs, et ciel !
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Nous terre, Marina, et printemps mille
fois, ces alouettes
que l'irruption du chant jette dans l'invisibilité !
Nous l'entonnons en joie, déjà il nous a dépassés,
et soudain, notre poids rabat en plainte le chant.
Mais la plainte ? N'est-elle pas joie cadette, inversée ?
Les dieux d'en bas aussi veulent être loués :
si naïfs qu'ils attendent, comme l'écolier, l'éloge !
De la louange, aussi, laisse-nous être prodigues !
Rien n'est à nous. A peine si nous entourons de notre main
le col des fleurs incueillies. J'ai déjà vu cela au bord du
Nil,
à Kôm-Ombo. Les rois se renonçant versent ainsi la libation.
Comme les anges marquent l'huis de qui doit être sauvé,
c'est ainsi qu'apparemment tendres, nous touchons ceci ou cela. |
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Au déjà emportés si loin, Marina,
si distraits, même sous le plus profond prétexte. Faiseurs
de signes, rien de plus.
Ce commerce léger, quand l'un de nous ne s'en arrange plus et se
décide à prendre,
se venge et tue. Qu'il ait pouvoir de mort, en effet, nous l'avions tous
compris à voir sa tendre retenue,
et la force étrange qui fait de nous vivants des survivants. Non-être,
Sais-tu combien de fois
un ordre aveugle à travers l'antichambre glacé de nouvelle
naissance nous porta ? Nous ? en corps fait d'yeux
sous des paupières innombrables disant non ? Porta le coeur terrassé
de toute un race en nous ? Vers quelque but de migration
porta le vol, l'image aérienne de nos changements.
Les amants ne devraient, Marina, n'ont pas le droit d'en savoir trop sur
leur déclin. Il leur faut être neufs.
Leur tombe seule est vieille. Leur tombe seule, de plus en plus sombre
sous l'arbre sanglotant, se rappelle à jamais.
Leur tombe seule casse ; eux sont souples comme l'osier, l'outrance qui
les ploie les tresse en riche couronne.
Comme ils s'effacent dans le vent de mai ! Du centre du Toujours où
tu devines, tu respires, l'instant les exclut.
(Comme je vous comprends, ô féminines fleurs sur le buisson
toujours le même. Et me répands de force dans l'air de la
nuit
qui va vous effleurer.) Les Dieux on tôt appris à feindre
des moitiés. Nous, inscrits dans l'orbite,
nous sommes devenus pleins comme le disque de la lune. Même à
la phase décroissante, ou aux semaines du tournant,
nul qui puisse nous rendre à la plénitude, sinon non pas,
seuls, au-dessus du paysage sans sommeil.
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