La
poissonnière plaisait beaucoup
à Watt.
Watt n'était pas un homme à femme, mais la poissonnière
lui plaisait beaucoup. D'autres femmes lui plairaient peut-être davantage,
plus tard. Mais de toutes les femmes qui lui avaient jamais plu jusqu'alors,
aucune ne pouvait se comparer aux yeux de Watt, même de loin, avec
cette poissonnière. Et Watt plaisait
à la poissonnière. C'était là une coïncidence
providentielle, qu'ils se fussent plu l'un à l'autre. Car si la poissonnière
avait plu à Watt sans que Watt eût plu à la poissonnière,
ou Watt avait plu à la poissonnière sans que la poissonnière
eût plu à Watt, alors qu'en serait-il advenu, de Watt, ou de
la poissonnière ? Non que la poissonnière
fût une femme à hommes, loin de là,
étant d'un âge avancé et privée au surplus par
la nature des propriétés qui attirent les hommes vers les
femmes, hormis peut-être les restes d'une démarche distinguée
due à l'habitude de porter son panier à poisson sur la tête,
sur de longues distances. Non qu'un homme, sans posséder une seule
des propriétés qui attirent les femmes vers les hommes, ne
puisse être un homme à femmes, ni qu'une femme, sans posséder
une seule des propriétés qui attirent les hommes vers les
femmes, ne puisse être une femme à hommes, loin de là.
A telle enseigne que Madame Gorman avait
eu plusieurs admirateurs, aussi bien avant qu'après Monsieur
Gorman, et même pendant Monsieur Gorman, et Watt au moins deux affaires
de coeur caractérisées au cours de son célibat. Watt
n'était pas un homme à hommes non plus,
dénué de toutes les propriétés qui attirent
les hommes vers les hommes, tout en ayant eu bien sûr des amis masculins
(qui peut y couper) en plus d'une occasion. Non que Watt n'eût pu
être un homme à hommes, sans posséder une seule des
propriétés qui attirent les hommes vers les hommes, loin de
là. Mais il se trouvait qu'il ne l'était pas. Quant à
savoir si Madame Gorman était une femme à femmes, ou non,
c'est là une des choses que l'on ignore. D'un
côté elle l'était peut-être, de l'autre elle ne
l'était peut-être pas. Mais il
semble probable qu'elle ne l'était pas. Non qu'il soit le moins du
monde impossible qu'un homme soit à la fois un homme à femmes
et un homme à hommes, ni qu'une femme soit à la fois une femme
à hommes et une femme à femmes, pour ainsi dire d'un seul
et même mouvement. Car chez les
hommes et les femmes, chez les hommes à
femmes et les hommes à hommes,
chez les femmes à hommes et les femmes
à femmes, chez les hommes à femmes
et à hommes, chez les femmes à
hommes et à femmes, tout est
possible, jusqu'à preuve du contraire, dans
ce domaine. Samuel Beckett Extrait de Watt, Minuit éditeur. |
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