"Blaise, dis, sommes-nous bien loin de Montmartre?"
Nous sommes loin, Jeanne, tu roules depuis sept jours
Tu es loin de Montmartre, de la Butte qui t'a nourrie, du Sacré Coeur
contre lequel tu t'es blottie
Paris a disparu et son énorme flambée
Il n'y a plus que les cendres continues
La pluie qui tombe
La tourbe qui se gonfle
La Sibérie qui tourne
Les lourdes nappes de neige qui remontent
Et le grelot de la folie qui grelotte comme un dernier désir dans
l'air bleui
Le train palpite au coeur des horizons plombés
Et ton chagrin ricane...
"Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de
Montmartre?"
Les inquiétudes
Oublie les inquiétudes
Toutes les gares lézardés obliques sur la route
Les files télégraphiques auxquelles elles pendent
Les poteaux grimaçant qui gesticulent et les étranglent
Le monde s'étire s'allonge et se retire comme un accordéon
qu'une main sadique tourmente
Dans les déchirures du ciel les locomotives en folie s'enfuient
et dans les trous
les roues vertigineuses les bouches les voies
Et les chiens du malheur qui aboient à nos trousses
Les démons sont déchaînés
Ferrailles
Tout est un faux accord
Le broun-roun-roun des roues
Chocs
Rebondissements
Nous sommes un orage sous le crâne d'un sourd
"Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre?"
Mais oui, tu m'énerves, tu le sais bien, nous sommes bien loin
La folie surchauffée beugle dans la locomotive
Le peste le choléra se lèvent comme des braises ardentes sur
notre route
Nous disparaissons dans la guerre en plein dans un tunel
La faim, la putain, se cramponnent aux nuages en débandade et fiente
des batailles en tas puants de morts
Fais comme elle, fais ton métier...
"Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre?"
Oui, nous le sommes, nous le sommes
Tous les boucs émissaires ont crevé dans ce désert
Entends les sonnailles de ce troupeau galeux Tomsk Tcheliabinsk Kainsk Obi
Taïchet Verkné Oudinsk Kourgane Samara Pensa-Touloune
La mort en Mandchourie
Est notre débarcadère est notre dernier repaire
Ce voyage est terrible
Hier matin
Ivan Oullitch avait les cheveux blancs
Et Kolia Nicolaï Ivanovovich se ronge les doigts depuis quinze
jours...
Fais comme elles la Mort la Famine fais ton métier
Ca coûte cent sous, en transsibérien ça coûte cent
roubles
En fièvre les banquettes et rougeoie sous la table
Le diable est au piano
Ses doigts noueux excitent toutes les femmes
La Nature
Les Gouges
Fais ton métier
Jusqu'à Kharbine...
"Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre?"
Non mais... fiche-moi la paix... laisse-moi tranquille
Tu as les anches angulaires
Ton ventre est aigre et tu as la chaude-pisse
C'est tout ce que Paris a mis dans ton giron
C'est aussi un peu d'âme... car tu es malheureuse
J'ai pitié j'ai pitié viens vers
moi sur mon coeur
Les roues sont les moulins à vent d'un pays de Cocagne
Et les moulins à vent sont les béquilles qu'un mendiant fait
tournoyer
Nous sommes les culs-de-jatte de l'espace
Noous roulons sur nos quatre plaies
On nous a rogné les ailes
Les ailes de nos sept péchés
Et tous les trains sont les bilboquets du diable
Basse-cour
Le monde moderne
La vitesse n'y peut mais
Le monde moderne
Les lointains sont par trop loin
Et au bout du voyage c'est terrible d'être un homme avec une
femme... |